Édition #5

Toutourisme : de la niche touristique à l’effet de masse ?

Hélène MICHEL Professeur Gamification & Innovation à Grenoble École de Management
On avait dit : « pas sur le canapé ! » et puis le chien a gagné du terrain. Dans nos vies tout d’abord, c’est aujourd’hui près de 8 millions de chiens, qui vivent dans les foyers français. Beaucoup résident en zone urbaine, reniflant les trottoirs de villes qui peuvent aujourd’hui être reconnues « Dog Friendly » comme Nice, Montpellier ou Grenoble, en fonction de leur niveau d’adaptation aux canidés (fondé sur des critères tels que l’accessibilité, avec l’acceptation dans les transports en commun, la propreté, avec la mise à disposition de lieux dédiés ou l’engagement, avec un conseiller municipal dédié à « l’animal en ville »).

Lors des journées au travail, certains maîtres trouvent des solutions de garde originales, avec empruntemontoutou.com qui met en relation des propriétaires de chiens avec des personnes désireuses de les promener, le tout « sans se ruiner ». Mais parfois même, les chiens accompagnent leurs maîtres au travail. Cela va de la journée #petsatwork, organisée ponctuellement dans des organisations, à de toutes nouvelles conditions de travail offertes par des entreprises, flairant également une opportunité pour attirer des talents humains.

Dans les loisirs, les choses bougent aussi : de nombreux canidés partagent avec leurs humains des activités de plus en plus variées, telles que l’agility, le pistage, le canicross, caniVTT ou même cani-trottinette. Des événements se créent, dédiés au chien, et bien loin des « salons du chiot » : la Woofest propose ainsi le « premier festival animalier », où l’on vient accompagné de son chien à Lyon, Paris ou Toulon, dans de grands et beaux espaces, pour participer à des activités ludiques. À Mérignac, c’est une piscine réservée aux chiens qui a ouvert à l’été 2023. Et quand Toutou ne peut définitivement pas participer, ces sont des services de garde, qui se développent dans les campings ou proches de lieux touristiques (patchguard.com). Ces bons plans, et bien d’autres encore, sont recensés par la communauté des Wouafer’s (emmenetonchien.com), qui s’échangent des conseils pour voyager avec son chien, en parallèle de guides touristiques dédiés (chienvoyageur.com). Le chien représente certainement un marché intéressant, dont la niche s’annonce grandissante. Les entrepreneurs de ce secteur se rassemblent d’ores et déjà dans des groupes, tels que La Meute.

« Dans les loisirs, les choses bougent aussi : de nombreux canidés partagent avec leurs humains des activités de plus en plus variées, telles que l’agility, le pistage, le canicross, caniVTT
ou même cani-trottinette. »

Mais au-delà des perspectives de développement, l’entrée de Toutou dans les pratiques touristiques fait émerger un profond questionnement sociétal. Tout d’abord, nous pouvons nous demander si le statut du chien est en train d’évoluer du rôle « d’animal de compagnie » à celui « d’espèce compagne ». Donna Haraway1, philosophe contemporaine américaine, se demande ainsi comment construire des relations d’altérité avec notamment sa chienne Cayenne, sans que celles-ci ne soit marquées par des rapports de domination, mais par des relations de respect, d’affection. Et tout cela sans pour autant projeter notre vision purement humaine. En effet, les chiens peuvent être une espèce compagne à part entière, sans pour autant prendre une place de substitution, en devenant par exemple de « nouveaux enfants », ou en se voyant dotés d’attributs visant à les anthropomorphiser. Ceci s’inscrit dans la lignée des études sur les relations inter-espèces, qui questionnent notre rapport au vivant². Baptiste Morizot³ propose une « diplomatie avec le vivant » lorsqu’on cohabite ensemble sur un même territoire, avec des êtres qui résistent et insistent. « Des êtres qui, pour autant, ne doivent pas être détruits ou affaiblis outre mesure, car notre vitalité dépend de la leur ».

« Les chiens peuvent être une espèce compagne à part entière, sans pour autant prendre une place de substitution, en devenant par exemple de « nouveaux enfants ». »

Par ailleurs, cela soulève la question d’une forme d’intersectionnalité inter-espèces, qui se manifesterait également dans le tourisme. Cette notion sociologique désigne la manière dont les différentes formes d’oppression s’articulent et se renforcent mutuellement. Prenons le cas des plages. Certaines (beaucoup) sont interdites aux chiens. Les propriétaires de chiens (leurs humains, selon une perspective d’espèce compagne) se retrouvent donc à l’écart, soit géographiquement – au bout des rochers –, soit temporellement – tôt le matin ou tard le soir – pour éviter les conflits d’usages. Ces mêmes marges spatio-temporelles sont occupées par d’autres profils, comme les personnes souhaitant se baigner nues ou, à l’inverse, totalement voilées, mettre de la musique forte et faire la fête ou pêcher dans le silence. Ces marges offrent un zoom sur des besoins et pratiques totalement hétérogènes, dans lesquels des extrêmes cohabitent et ceci souvent dans un relatif mutualisme, forgé par leur différence.
Enfin, voyager avec un chien n’est pas uniquement un facteur de marginalisation. Certes, de nombreuses autres sociabilités peuvent se nouer entre maîtres. Mais plus encore car le meilleur ami de l’homme pourrait plutôt être celui de la femme : ainsi, des femmes osent se lancer dans des activités de pleine nature telles que courir, randonner, bivouaquer, car accompagnées de leur chien, donc « pas seules ». Le chien, compagnon et gage de sécurité, ne deviendrait-il pas un moyen de réappropriation de l’espace, qu’il soit public ou sauvage ? Favoriser l’accessibilité des chiens jouerait il en faveur de l’accessibilité des femmes ?

« Le chien, compagnon et gage de sécurité, ne deviendrait-il pas un moyen de réappropriation de l’espace, qu’il soit public ou sauvage ? »

1 Haraway Donna, Manifeste des espèces compagnes, Climats-Essais (2019)
2 Despret Vinciane, Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, Actes Sud Nature Mondes sauvages (2021)
3 Morizot Baptiste, Sur la piste animale, Actes Sud, Nature Mondes sauvages (2019).

 

Hélène MICHEL
Hélène MICHEL
Enseignant-chercheur en management de l’innovation à Grenoble École de Management. Dans le cadre de la Chaire Territoires en Transition, elle analyse les phénomènes touristiques tels que la microaventure ou le staycation. Elle a créé le dispositif poétique « Fabularium » pour faire de la recherche grandeur nature.