Édition #5

L’économie régénérative, une source d’inspiration pour les enjeux du secteur touristique ?

Marie-Laure DEVANT Chargée de projets en recherche-action et intervention au sein de LUMIÅ (centre de recherche et de formation dédié à l’entreprise régénérative)
Notre système économique est en crise. Sans doute parce qu’il a négligé les conditions de son succès, à savoir de se déployer dans un environnement et un corps social sains. 6 des 9 limites planétaires¹ garantissant l’équilibre du système Terre sont désormais dépassées. Les inégalités repartent à hausse. Les infrastructures de nombres de pays, pourtant riches et développés, se dégradent. À cela s’ajoutent des pénuries de matières premières parfois critiques, des aléas climatiques ravageurs alors même que 60 à 70 % des activités économiques mondiales sont météo-dépendantes, une explosion du coût de l’énergie, une inflation qui repart à la hausse…

L’économie régénérative, pourquoi ?

Les causes sont nombreuses. On retrouve parmi elles la logique volumique à visée de croissance économique. Devoir vendre toujours plus d’unités de produits ou de services est l’injonction de cette logique. Et le secteur touristique n’échappe pas à la règle : le tourisme représentant une ressource économique majeure pour les territoires, il se retrouve également contraint dans cette logique. Étroitement couplée à une consommation toujours plus importante de ressources et d’énergie, intensifiant de fait un modèle extractiviste intenable, elle constitue une impasse à la fois sur un plan écologique, social et économique.

Certes, de nombreuses entreprises et territoires ont engagé une stratégie visant à réduire leurs impacts négatifs. Cette approche, si elle est à saluer, n’est plus à la hauteur des enjeux. Les faits sont implacables. Alors même que de nombreuses entreprises et collectivités s’y sont engagées depuis plus de 20 ans, les indicateurs écologiques globaux ne cessent de se dégrader. Par ailleurs, faire moins mal la même chose, c’est toujours faire mal. Même le net zéro n’est aujourd’hui pas satisfaisant, car il ne permet pas aux limites dépassées de revenir sous leur seuil de sécurité. C’est désormais autour d’un nouveau cap que nous devons nous organiser et nous mobiliser : le cap du régénératif.

Une entreprise régénérative, c’est quoi ?

Dit simplement, régénérer, c’est aller au-delà de la réduction d’impacts négatifs ou leur neutralisation, pour s’engager vers la génération d’impacts positifs nets pour les écosystèmes et les communautés  humaines desquelles l’entreprise dépend et sur lesquelles elle agit. Plus précisément, la régénération vise à créer les conditions permettant aux écosystèmes naturels et humains d’exprimer leur plein potentiel : elle est une caractéristique exclusive des systèmes vivants. Engager son entreprise sur la voie du régénératif procède ainsi de deux mouvements :
» D’abord celui de réduire les impacts négatifs de ses activités à leur seuil incompressible, en dégageant autant que possible son modèle économique de la logique volumique.
» Puis celui de générer des impacts positifs nets, en reconnectant l’entreprise à cette puissance de création continue et spontanée du vivant.

Les entreprises et activités du secteur touristique sont hautement dépendantes de l’état de santé des écosystèmes naturels de leur territoire, ainsi que de leur singularité culturelle et patrimoniale. Elles ont un rôle clé à jouer dans l’ambition régénérative.

« La régénération vise à créer les conditions permettant aux écosystèmes naturels et humains d’exprimer leur plein potentiel. »

Une entreprise régénérative, comment ?

Dans sa démarche à visée régénérative, l’entreprise va dans un premier temps chercher à comprendre les impacts qu’elle exerce sur les écosystèmes et sur les communautés humaines.
Quelles sont les limites planétaires impactées négativement par ses activités ? Quelles sont les ressources critiques indispensables à son fonctionnement ? Quels sont les enjeux sociaux propres à l’entreprise et à ses parties prenantes ? Quelle est sa dynamique de performance ? Comment sa croissance et son développement agissent sur ces
impacts négatifs ?

Pour réussir et soutenir sa transformation, l’entreprise visant la régénération pourra se référer aux principes issus du vivant :
» Questionner son rapport à la limite, adopter une approche systémique, ambitionner de créer une valeur étendue aux écosystèmes et aux parties prenantes, plutôt qu’une valeur exclusivement centrée sur les clients et actionnaires, et partager cette valeur constituent des piliers stratégiques clés.
» En matière de conception, l’entreprise régénérative sera circulaire par design, sobre dans la satisfaction de ses besoins, en privilégiant la multifonctionnalité et le local dans la mobilisation de ses ressources et de ses énergies. Elle va chercher un équilibre entre performance et robustesse, à utiliser des atomes simples et des molécules bio-assimilables. Et surtout, elle viendra en renforcement des services écosystémiques de régulation et de soutien.
» Sur un plan social, elle cherchera à tisser des relations vivifiantes, émancipatrices et développant les capacitations² des parties prenantes, tout en nourrissant des coopérations.

Ces principes peuvent parfaitement être appliqués par les entreprises du secteur touristique, tout comme inspirer les destinations touristiques désireuses de contribuer à la régénération des territoires dont elles dépendent.

En quoi le cap du régénératif serait particulièrement intéressant pour le secteur touristique ?

Troisième secteur plus important du commerce international, le tourisme représente 10,4 % du produit intérieur brut (PIB) mondial et soutient 313 millions d’emplois à travers le monde. Le tourisme est également à l’origine de 8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), d’après le ministère de la transition écologique. L’empreinte carbone du tourisme est générée par tout ce qui est acheté par les touristes sur leur lieu de vacances (nourriture, hébergement, shopping), et surtout par les transports. Plus de la moitié des touristes, qui ont traversé les frontières dans le monde en 2018, a été transportée par avion, rapporte l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI).

Le tourisme et la sur-fréquentation touristique exercent donc différents impacts négatifs sur le vivant, dont les principaux sont : la pression sur les ressources locales (l’eau, les ressources alimentaires, les ressources énergétiques…), la destruction de la nature et la perte d’habitat pour la biodiversité, l’augmentation de la pollution (plastique, lumière, bruit), la destruction de monuments historiques et de sites naturels…

Or, comme vu précédemment, le régénératif interpelle autant l’entreprise que le territoire, sans lequel le tourisme ne pourrait pas exister : le tourisme régénératif représente donc une opportunité pour  améliorer à la fois les conditions de vie de la communauté d’accueil et les écosystèmes, et permettre aux visiteurs d’avoir un impact positif sur leur destination de vacances. Laisser le territoire d’accueil dans un meilleur état que celui dans lequel ils l’ont trouvé est un concept qui va au-delà de ne pas endommager l’environnement et qui vise à le revitaliser activement, entraînant un cycle d’impacts positifs sur les communautés et les économies locales.

« Le régénératif interpelle autant l’entreprise que le territoire, sans lequel le tourisme ne pourrait pas exister. »

Comment aller vers le tourisme régénératif ?

L’évolution vers un tourisme régénératif nécessite chez les destinations et les opérateurs une évolution vers :
» La nécessité de régénérer des écosystèmes locaux dégradés.
» La prise en considération des forces et faiblesses des ressources, des spécificités des communautés locales et la définition du « sense of place » : ce qui fait que l’on est fier d’appartenir à ce territoire.
» L’implication des populations locales à la réflexion et la définition de valeurs et besoins prioritaires.
» La production de sens au voyage.
» La mise en relation des visiteurs avec les communautés et les acteurs locaux.
» La constitution d’écosystèmes coopératifs entre acteurs locaux.
» La modification des indicateurs du tourisme vers des indicateurs qualitatifs plutôt que quantitatifs.

 

Certains acteurs dans la chaîne de valeur touristique ont engagé des programmes démontrant la capacité du tourisme régénératif à produire des effets positifs nets pour la biodiversité et les communautés
humaines locales :
» Adventure Canada organise des séjours visant à valoriser les coutumes locales, tout en favorisant la rencontre avec des acteurs locaux engagés et en finançant des projets pour le respect de la biodiversité.
Adventure Canada a été récompensée par une vingtaine de prix différents.
» Dans un marché mondial uniformisé, Playa Viva est un hôtel situé au Mexique, qui a su développer sa singularité. Il a été créé dans l’objectif de régénérer les écosystèmes présents sur le site (mangroves, forêts, terres agricoles), tout en contribuant à l’amélioration des conditions de vie des populations locales. Les habitants bénéficient des nombreux programmes menés par l’hôtel en matière d’emploi, d’éducation, de santé, d’accès à la ressource en eau…
» Depuis 2020, le gouvernement néo-zélandais a engagé une politique de tourisme régénératif visant une plus grande résilience du secteur touristique, en s’appuyant sur les traditions culturelles maori et la
préservation des écosystèmes naturels. La dynamique vise plus largement à assurer la prospérité économique du pays, qui passe par la santé et le bien-être de la population.

 


1 Selon le Stockholm Resilience Center, les limites planétaires sont les seuils que l’humanité ne devrait pas dépasser pour ne pas compromettre les conditions favorables dans lesquelles elle a pu se développer et pour pouvoir durablement vivre dans un écosystème sûr, c’est-à-dire en évitant les modifications brutales et difficilement prévisibles de l’environnement planétaire. 
Ce concept a été proposé par une équipe internationale de vingt-six chercheurs et publié en 2009. Il a depuis été mis à jour par des publications régulières.

2 En sociologie, prise en charge de l’individu par lui-même, de sa destinée économique, professionnelle, familiale et sociale, ou processus qui la permet.

Marie-Laure DEVANT
Marie-Laure DEVANT
Marie-Laure suit la chaire « Développement Durable et Responsabilité Globale des Organisations » lors de ses études à l’École de Commerce de Bordeaux. Diplômée d’un Master en Management, elle oeuvre depuis plus de 10 ans à la coordination et à la mise en oeuvre de projets contribuant à la transition écologique. Au sein de LUMIÅ, elle contribue à la recherche-action.